1914, le destin du monde, Max Gallo, XO Editions, février 2013, 368 pages, 19,90 €
Dérèglements climatiques, éruptions volcaniques, tsunamis, tremblements de terre, calamités naturelles… Face à ces phénomènes déconcertants, toujours l’humain chercha d’abord des explications puis imagina les moyens de réduire son immense vulnérabilité. Du chinois Zhang Heng – génial inventeur du premier sismographe au second siècle de notre ère – jusqu’à nos jours, la science et les théories de ceux qui la mettent en lumière initièrent en effet progressivement des dispositions sensiblement préventives, notamment face aux imprévisibles accidents de la géophysique, à la fois catastrophiques pour le monde du vivant et d’une arrogante fatalité pour les esprits. Au fil du temps alors, grâce à la conjugaison des approches et des analyses, des examens rapprochés et des expérimentations resserrées, les infimes petits pas gagnés par le scientifique sur la compréhension générale des lois naturelles se commuèrent peu à peu en bonds fructueux vers certaines résolutions salutaires. L’amélioration des moyens de sauvegarde s’exprima dès lors dans l’élaboration de relatives parades (constructions antisismiques / réflexes éduqués des populations) ainsi que dans le perfectionnement constant de leur technicité. Rien qui ne permette encore à l’heure actuelle de maîtriser vraiment les humeurs soudainement furibondes et dévastatrices de la planète, certes. Mais, à l’instar du sismographe originel constamment amélioré, tout de même de quoi parfois crier gare et même souvent d’anticiper pour le salut des populations ni plus ni moins qu’exposées à de collectifs et inopinés dangers d’extermination…
Le livre qui amène ici ces allusions ne traite en réalité et au premier degré ni de la physique du globe, ni de ses traumatismes intrinsèquement telluriques. Dans une manière cependant comparable aux conquêtes de l’esprit gagnées sur les semblants de l’irrationnel, et selon une démarche conforme à celles des hommes de science ayant su récolter les enseignements de bouleversements naturels méthodiquement observés, l’historien-académicien Max Gallo rassemble aujourd’hui au sujet du grand séisme mondial de 1914 un lot de signes avant-coureurs adroitement réordonné.
Les forces qui sont capables de déclencher ce tremblement de terre qu’est la guerre sont en place, mais ne sont pas encore déchaînées. Elles accumulent une énergie destructrice qui est chaque jour plus puissante (p.67).
1914, le destin du monde intitule ce propos fort instructif. Un aboutissement fécond, mais plutôt par ses éclairantes inductions philosophiques que grâce à sa revue assez exhaustive d’événements intervenus avant le surgissement réel du cataclysme.
Comble de désespérante iniquité, aux catastrophes naturelles indomptables, l’homme aura constamment ajouté les horreurs artificielles de la guerre dans de funestes projets d’autodestruction. Aux heures imminentes du premier conflit mondial, dans un meeting réuni à Bruxelles à la fin de juillet 1914, Jaurès se confie d’abord à son ami Léon Blum : Le tumulte des événements se précipite dans un monde obscur, affolé. Jamais ce que le monde d’aujourd’hui a de chaotique, d’aveugle et de brutal n’est apparu avec une aussi noire évidence… On se demande s’il vaut la peine de vivre et si l’homme n’est pas un être prédestiné à la souffrance, étant aussi incapable de se résigner à sa nature animale que de s’en affranchir (p.157). Il s’adresse plus tard à la foule : Quelle raison nous donnez-vous de tous ces cadavres ?… Quand vingt siècles de christianisme ont passé sur les peuples, quand depuis cent ans ont triomphé les principes des droits de l’homme, est-il possible que des millions d’hommes sans savoir pourquoi, sans que les dirigeants le sachent, s’entredéchirent sans se haïr ? (p.164).
En cet ouvrage, peu de commentaires. Des faits, encore des faits et presque rien que des faits… Oui, mais enchaînés avec quelle pertinence ? Comme fumerolles ou fractures émergeant à la surface du sol, les indices révélateurs d’une déstabilisation prochaine de la société recoupent ces événements internationaux disparates souvent annonciateurs de la déflagration générale. On ne les voit pas, ou plutôt se refuse-t-on ici et là à les clairement voir orientés d’un même élan, car la torpeur est quelquefois prodigieuse. Churchill écrivait : Le printemps et l’été 1914 furent marqués en Europe par une tranquillité exceptionnelle… (p.67). Une constante pourtant, et même un postulat : toujours un fil rouge relie entre elles ces secousses qui touchent des milieux différents et sans très décelable correspondance immédiate. C’est alors sous un regard non circonscrit par des marges factuelles ou frontalières que ce cordon directeur devient apparent. L’épiphénomène se traduit bientôt en fait unique. La maturité de Gallo, son génie d’écriture et sa lucide sagesse dévoilent ici ce conducteur de bout en bout générateur de lecture avide et d’intérêt moral. Le grand bouleversement de 1914-1918 apparaît ainsi, non point comme un cataclysme tout à fait innocent, non davantage que le résultat d’un très fatal angélisme et pas plus qu’une nième péripétie du destin aléatoire de l’univers ! La « folie des hommes » retient pourtant bien souvent encore ce lourd poncif et alibi trouvé dans l’inconscience. Mais la folie s’apparente aussi à un édulcorant très commodément manipulé depuis un siècle, probablement afin de dissimuler certaines fautes morales suspectes, et en remontant à elles, la responsabilité souvent accablante de ceux qui les ont commises.
Egoïsme, vaine gloire, jalousie, haine intéressée puis apologie de la violence, surtout cupidité des hommes… Ces objectifs, ces mises en chantier de nouveaux bâtiments de guerre, ces fonderies qui dans toutes l’Europe coulent de l’acier avec lequel les usines métallurgiques fabriqueront des armes, rares sont les hommes politiques qui perçoivent ce qu’ils annoncent : une tension renouvelée dans les Balkans, un enchaînement d’événements qui par le jeu des alliances peuvent conduire à une guerre générale en Europe (p.66-67).
Le 7 juillet 1914 à Paris, le philosophe Alain écrivait : C’est la paix qui est difficile. Et c’est la prudence que je veux honorer, car aucune folie n’est prudente, aucune passion n’est prudente. Et l’on se pique d’héroïsme comme de morphine… (p.127). Auparavant, Péguy avait écrit : Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, mais pourvu que ce fût pour une guerre juste (p.43). Plus tard, le président Poincaré scandait : La faiblesse vis-à-vis de l’Allemagne est toujours mère de complications… La seule manière d’écarter le danger est de montrer une fermeté persévérante et un impassible sang-froid (p.164). Comment aurait-on pu se montrer plus visionnaire ? Du sang chaud au sang froid, le pas ne serait-il pas en effet franchi de manière radicale : En trois semaines, l’armée française dénombre 80.000 tués (on avance même 150.000) et 100.000 blessés. Au mois de décembre 1914, le total de ces pertes s’élèvera à 900.000 hommes, dont 300.000 morts. […] Qui se souvient de ces centaines de milliers de morts de l’année 1914 ? (p.16-17).
Probablement les instants rageurs et furieux de l’Histoire expliquent-ils avec excuse rétroactive certains dramatiques naufrages de la raison humaine. A l’enseigne de 1914, ces contextes fiévreux où s’exprime la montée puissante de la passion belliqueuse – ainsi que Gallo en dresse l’état des lieux dans son livre – révèle en effet jusqu’aux défaillances des mieux armés et prévenus sur les périls encourus par la raison. Aux heures devancières du 1er août 1914, ils furent ces intellectuels, ces Gide, Péguy, Apollinaire ou Bergson, tour à tour emportés dans le tourbillon paradoxal et le contre-emploi philosophique.
Nous savons, nous avons appris par la philosophie et par l’Histoire, quelle force les peuples puisent dans la conscience de leur droit. C’est pourquoi nous sommes sans crainte. Avec une inébranlable confiance, nous irons jusqu’au bout de la lutte, déclarait Henri Bergson (p.219). Lorsque, plutôt faiblesse que force, le bout de la lutte se traduit à terme par dix millions de morts, peut-être alors, au regard de l’illustration calamiteuse de 1914, la crainte et le doute pourraient-ils mieux inspirer ceux qui, par le monde et après cela, entendent être distingués comme garants universels de la pensée humaniste et de la préservation existentielle. Cent ans après l’électrochoc de la première guerre mondiale, combien croisons-nous pourtant encore au quotidien de ces Gavrilo Princip, de ces Raoul Villain, de ces Charles Maurras ou Déroulède, armés chacun de leur côté de toutes les obsessions très cyniquement douteuses, que l’on voit ainsi constamment prêts à remettre le feu aux poudres ? C’est sans doute sur ce point et à des degrés multiples que le propos du livre de Max Gallo devient pertinent et judicieux pour l’occasion des célébrations du centenaire de l’une des plus fracassantes boucheries humaines (On a cassé la gueule au XXe siècle !).
La Première Guerre mondiale fut un conflit tragique et inutile. Inutile, dans la mesure où le fil des événements qui la provoquèrent aurait pu être rompu à tout moment au cours des cinq semaines de crise qui précédèrent les premiers combats, si l’on avait fait preuve de prudence et de bon sens. Cette assertion n’est pas de Max Gallo, mais celle de l’historien et éminent professeur à Princeton, John Keegan (La Première Guerre mondiale, Perrin 1998, Une tragédie européenne, p.11). Venant d’Outre-Atlantique, ces paroles ne sauraient honnêtement être suspectées d’incantation au pacifisme dévoyé ni d’incitation aux trahisons de l’honneur national.
A méditer lors de la jubilatoire commémoration qui s’annonce et tandis que se manifestent encore de nos jours, parfois selon une inquiétante résurgence, des euphories bellicistes dénuées de réflexion. Lisons Gallo, avisé sismologue, et au trot !
Vincent Robin